12

 

Le jour se levait à peine lorsque Thanys arriva sur les remparts. Sur le fleuve, la lumière rasante dévoilait un spectacle impressionnant. L’ennemi avait profité de la nuit pour se rassembler sur la rive occidentale. Hourakthi avait vu juste : les Égorgeurs étaient plusieurs milliers. Une multitude de felouques et de nacelles couvrait les eaux sombres en amont et en aval de Per Bastet. Visiblement, l’assaillant avait attendu le jour pour lancer son offensive, sans se soucier d’un quelconque effet de surprise. Il savait qu’il disposait de l’avantage du nombre.

— Que les dieux nous protègent, murmura Thanys. Ils sont au moins cinq fois plus nombreux que nous.

Autour d’elle surgissaient des guerriers et des citadins munis d’armes de fortune.

— Ils vont attaquer par le port, fit remarquer Sethotep.

— As-tu fait ce que je t’ai demandé hier ?

— Oui, ô ma reine. Nous y avons consacré la moitié de nos réserves. J’espère seulement que ce sacrifice servira à quelque chose.

Thanys ne répondit pas. Il lui semblait être revenue plusieurs années en arrière, lorsque Djoser, de retour de son expédition victorieuse de Nubie, avait affronté son oncle, le sinistre Nekoufer. Il était parvenu à éviter une bataille en invoquant l’aide de Rê-Horus. Et il avait triomphé, empêchant ainsi les Égyptiens de s’entre-tuer. Cette fois pourtant, les dieux ne leur viendraient pas en aide, et le sang de Kemit allait couler, dans un conflit absurde.

L’aspect des attaquants aurait fait reculer les plus braves. Malgré la distance, Thanys constata que près de la moitié semblait saisi de tremblements et présentait des corps décharnés. Apparemment, ils étaient touchés par la Mort Noire dans son premier stade. Le teint rouge, les yeux luisants, ils combattaient leur faiblesse physique par des hurlements hystériques censés effrayer l’ennemi. La maladie et la famine les avaient déjà réduits à l’état de spectres. Sans doute ne tenaient-ils debout que grâce à l’alcool. Certains, à demi nus, présentaient de vilaines plaques sombres sur la peau. Ces hommes ne paraissaient plus s’appartenir. Ils étaient sûrs de mourir prochainement, et n’avaient donc plus rien à perdre. Le corps barbouillé de khôl et de malachite, ils s’étaient constitué un étrange maquillage de guerre destiné à les rendre encore plus terrifiants, Certains brandissaient des lances au bout desquelles étaient empalés des objets indistincts. Thanys pâlit en constatant qu’il s’agissait de têtes humaines, sans doute celles de leurs dernières victimes. Il avait dû être facile pour Meren-Seth de manipuler ces dégénérés, de les persuader qu’il fallait faire couler un maximum de sang pour redonner la fertilité au dieu rouge. Il n’y aurait avec eux aucune trêve, aucun compromis. La démence la plus totale avait remplacé le bon sens, et seule une inextinguible soif de meurtres et de violences les hantait.

Il ne fallut guère de temps à la flotte adverse pour traverser le fleuve. Les défenseurs, sous les ordres de Thanys, avaient gagné leurs postes sur les remparts et aux abords du port. Le vacarme montant des poitrines des assaillants semblait une tempête prête à submerger la cité. Les soldats, sur l’ordre de la reine, demeuraient parfaitement immobiles, attendant ses instructions. Lorsque les premiers bateaux touchèrent la rive, il y eut quelques mouvements de panique chez les défenseurs. Plusieurs jeunes hommes, en proie à la terreur, lâchèrent leurs armes, dont ils ne savaient pas se servir, et s’enfuirent dans le dédale des ruelles.

— Restez en place ! hurla Thanys.

Sa voix perça le tumulte extérieur, redonnant confiance aux guerriers, Lentement, elle saisit une flèche dont elle trempa la pointe dans un mélange de bitume et de naphte et arma son arc. Elle la plongea ensuite dans un brasero. Le trait s’enflamma. Une vingtaine d’archers l’imitèrent. Déjà des flots de guerriers se déversaient sur la grève et sur les quais, au milieu des navires de Per Bastet. Une véritable marée humaine se rua vers les murailles. Des échelles de fortune apparurent, que l’ennemi voulut dresser contre les remparts. Soudain, une volée de traits enflammés jaillit des murailles et vint se ficher dans les flancs des navires. L’instant d’après, de hautes flammes s’élevaient, désarçonnant les attaquants. Le sol lui-même, imprégné de liquides inflammables, s’embrasa sous les pieds de l’ennemi. Des hurlements de rage et de terreur jaillirent, tandis que certains assaillants se transformaient en torches humaines. Surpris par cette riposte inattendue, les attaquants marquèrent un instant d’hésitation que les archers, sur l’ordre de Thanys, mirent à profit pour les harceler de traits mortels. Djoser lui avait longuement conté ses campagnes militaires. À son imitation, elle avait organisé trois rangs d’archers, dont les tirs se succédaient avec régularité, ne laissant aucun répit aux assaillants. Cette tactique se révéla payante, et bientôt, des dizaines de corps jonchèrent le port. Malheureusement, l’ennemi était nombreux, et de nouveaux bateaux ne cessaient d’arriver, qui contournèrent l’incendie. Rendus furieux par la mort de leurs compagnons, les attaquants se ruèrent à l’assaut des murailles avec une ardeur redoublée. Malgré les pluies de flèches qui s’abattaient sur eux, des échelles furent bientôt posées contre les remparts, et des hordes de braillards aux yeux injectés de sang les escaladèrent en hurlant. Ils furent accueillis par les guerriers de la garde royale, des combattants émérites entraînés par Semourê et Djoser lui-même. À leurs côtés, malgré leur ignorance de l’art du combat, les citadins de Per Bastet se battaient avec courage.

Thanys elle-même luttait avec férocité en compagnie de Hourakthi, dont l’énorme casse-tête taillait des coupes claires dans les rangs ennemis. La vaillance de la reine galvanisait les défenseurs qui parvinrent, en dépit de leur nombre tragiquement limité, à tenir tête aux assaillants. Ils reçurent un secours inattendu de la part des femmes de Per Bastet, qui s’étaient équipées de tout ce qu’elles avaient pu trouver, pelles, haches, briques crues dont elles apportèrent de pleins paniers. Encouragées par l’exemple de Thanys, quelques meneuses avaient su convaincre les autres de venir prêter main-forte aux soldats. Bien décidées à ne pas se laisser massacrer sans réagir, elles montèrent sur le chemin de ronde, aux endroits où les guerriers faiblissaient. Les projectiles volèrent, les haches, dont elles savaient se servir, frappèrent avec une énergie redoublée, désarçonnant un ennemi stupéfait de rencontrer une telle résistance de la part de femmes.

Peu à peu, l’assaut fut repoussé, les échelles basculèrent, emportant des grappes hurlantes qui durent reculer sous une pluie de flèches et de briques. Comprenant que la ville ne céderait pas aussi facilement, l’ennemi rembarqua dans ce qui restait de ses navires et remonta vers le nord.

Le bras dolent d’avoir trop frappé, Thanys put enfin souffler.

— Nous avons vaincu ! s’exclama un homme dont l’épaule ruisselait de sang.

— Ne te réjouis pas trop vite, rétorqua la reine. Ils reviendront demain. Et ils sont encore très nombreux.

Parmi les défenseurs, on dénombrait une centaine de tués ou blessés. Mais les assaillants avaient perdu près de cinq cents combattants, dont les cadavres jonchaient la grève, au pied des remparts. Thanys aurait voulu pouvoir offrir à ses guerriers de quoi se restaurer à suffisance. Mais, contrairement à ce que pensait l’ennemi, les réserves de Per Bastet étaient pratiquement épuisées. On dut se contenter d’un pain hâtivement cuit avec un peu de bière tiède. Cependant, cette demi-victoire de la veille avait métamorphosé les citadins, dont la plupart ignoraient l’usage des armes. De même, depuis leur intervention décisive, ils considéraient leurs femmes différemment. Leur courage et leur détermination supérieurs à ceux de bien des hommes leur valaient un respect nouveau. La peur avait déserté les cœurs. Les jeunes hommes ayant fui les combats aux premières heures étaient revenus rapidement porter secours à leurs compagnons, honteux de leur faiblesse momentanée, et plusieurs d’entre eux avaient payé leur intrépidité de leur vie. Désormais, on vivait comme en état second, indifférent à la Mort Noire, au trépas possible au cours des combats qui reprendraient dès le lendemain. Une fraternité nouvelle était née entre les défenseurs, hommes et femmes réunis.

Le soir, on resta sur les remparts pour partager le pain et la bière. Thanys fit le tour de la cité, bavardant avec chacun, écoutant les observations. Elle nota que certains combattants présentaient eux aussi les marques de la Mort Noire. Elle dut faire un violent effort sur elle-même pour ne pas céder au découragement. Les hommes étaient-ils donc si stupides pour se livrer un combat imbécile alors qu’une épidémie effroyable risquait de les anéantir tous, sans distinction de croyances, de fortune ou d’appartenance à l’un ou l’autre camp ?

Plus tard, alors que la nuit était déjà tombée, elle se rendit auprès de Djoser, dont la fièvre avait encore empiré. Elle constata que les bubons s’étaient développés. Fébrilement, elle relut la lettre de son père dans laquelle il racontait la manière dont il avait guéri Merneith. Elle hésita longuement. Aurait-elle le courage de pratiquer le même traitement sur Djoser ? Comme le disait Imhotep : il n’était même pas sûr que ce fût ce remède qui avait contribué à sauver son épouse. Épuisée par les tourments et les combats, elle finit par sombrer dans un sommeil sans rêves.

Le lendemain, elle regagna son poste sur les remparts. Mais quelque chose avait changé pendant la nuit. Poussées par un violent vent venu du septentrion, des nuées sombres étaient apparues, envahissant le Delta d’un bord à l’autre de l’horizon. En d’autres circonstances, elle s’en serait réjouie, car ces nuages annonçaient, sinon la fin, tout au moins une trêve dans la sécheresse. La chaleur aride qui baignait Per Bastet fit bientôt place à une moiteur encore moins supportable. Pourtant, elle n’empêcha pas l’ennemi de revenir à la charge dès le début de la matinée.

Cette fois, les felouques débarquèrent simultanément au nord et au sud de la ville, pour tenter de diviser les forces des défenseurs. Très vite, des combats d’une violence extrême s’engagèrent un peu partout, La fureur des attaquants n’avait pas faibli depuis la veille. Chaque guerrier qui tombait entre leurs mains était aussitôt impitoyablement massacré, déchiqueté par des grappes d’individus sous l’emprise de la folie et de l’alcool. Car, malgré l’heure matinale, les assaillants empestaient la bière et le vin. Sans doute avaient-ils passé la nuit à s’enivrer. Cela n’atténuait pas pour autant leur ardeur. Le ciel tourmenté semblait refléter la démence des hommes.

Malgré la vaillance des défenseurs, Thanys crut qu’ils allaient être bientôt débordés. Mais un allié imprévu leur apporta un secours inespéré. Bientôt, un vent violent et froid se mit à souffler, perturbant les assaillants. Au moment où tout paraissait perdu, une première goutte tomba, puis une deuxième. En quelques instants, un véritable déluge s’abattit sur les belligérants, ralentissant les affrontements. Très vite, la pluie se transformant en un orage de grêle, Thanys comprit que l’intempérie était à la démesure de la sécheresse qui avait précédé.

— Vite, hurla-t-elle. Il faut vous mettre à l’abri !

En plusieurs endroits, les combats avaient cessé. Le corps criblé par les grêlons, les assaillants durent reculer. Obéissant aux ordres de la reine, les défenseurs trouvèrent refuge un peu partout, sous l’abri des murailles, dans les demeures. En revanche, l’opposant, rejeté au-delà de l’enceinte, ne bénéficiait d’aucune protection. Des hurlements de douleur retentirent, déchirant les grondements de l’orage qui redoubla encore de violence. Réfugiée derrière la porte de la ville, Thanys observa l’ennemi en déroute. Bientôt, les grêlons atteignirent la taille de gros cailloux, qui percutaient les crânes, les membres, les torses. Sous les yeux de la reine effarée, plusieurs hommes titubants furent littéralement déchiquetés par les projectiles de glace tombés des nuées. En quelques instants, ils se couvrirent de sang, s’écroulèrent. Ils étaient déjà morts que leurs corps continuaient de tressaillir sous les impacts. Thanys dut se mordre les lèvres pour ne pas céder à la panique. Le sort des citadins n’était guère plus enviable. Si la plupart avaient réussi à trouver un abri, les toits des demeures et les murailles souffraient grandement de cette tempête infernale et dévastatrice. Bientôt, les toits céderaient, et s’écrouleraient sur les réfugiés. Elle se crut revenue quelques années en arrière, lorsqu’elle avait affronté le déluge en compagnie du vieux Ziusudra, à Til Barsip.

En moins d’une demi-heure, le sol se couvrit d’un épais tapis blanc. À l’extérieur, il ensevelit momentanément les corps des assaillants déchiquetés. Puis tout s’arrêta en quelques secondes, comme si les dieux de la nature avaient voulu effrayer les belligérants en poussant une énorme colère. L’orage gronda encore durant le reste de la journée. Lorsque les grêlons ne furent plus qu’une pluie battante, les citadins sortirent de leurs abris et livrèrent leurs corps à l’eau bienfaisante et fraîche.

— C’est la fin de la sécheresse, s’exclamaient certains.

Mais Thanys savait qu’un tel orage ne serait d’aucun secours s’il n’était pas suivi d’une période d’intempéries. Les énormes quantités d’eau tombées du ciel en quelques instants auraient tôt fait de gagner le lit du fleuve et d’être emportées. Le phénomène s’était déjà produit l’année précédente, apportant un espoir vite démenti. Cependant, elle se garda bien de détromper les citadins.

La tempête avait au moins eu l’avantage d’interrompre les combats. Les assaillants avaient-ils été impressionnés par la violence de la grêle ? Ils s’étaient retirés sur l’autre rive pour panser leurs plaies et dénombrer leurs morts. Il n’y eut aucune autre attaque durant le reste de la journée.

Thanys en profita pour retourner auprès de Djoser. Parcourant les ruelles transformées en torrents de boue, elle constata que plusieurs hommes avaient péri pendant les combats, victimes de la Mort Noire. Leurs cadavres gisaient le long des maisons. Personne n’avait le courage de les ramasser.

Dans la chambre de Djoser, Rika l’attendait avec impatience.

— Son état a encore empiré, ô ma reine. Il a perdu connaissance vers la fin de la matinée et ne s’est pas réveillé depuis.

Elle éclata en sanglots.

— J’ai fait tout ce que j’ai pu. Il délirait. Il disait qu’il voulait te rejoindre. Il a tenté de se lever, mais il n’avait plus aucune force. Un capitaine m’a aidée à le remettre dans son lit.

Thanys examina le roi, et nota que les ganglions s’étaient encore développés. Anxieusement, elle relut la lettre d’Imhotep. Elle n’avait plus le choix. Si elle ne tentait pas sa chance, Djoser ne survivrait pas plus de deux jours. Une partie de son être se révoltait de terreur devant ce qu’elle voulait tenter. Mais l’autre demeurait étrangement sereine. Elle avait vu trop d’hommes mourir en ce jour. Des cadavres jonchaient les rues. Partout rampait la Mort Noire. Elle était au cœur de l’enfer. Peut-être était-elle atteinte elle-même. Mais une certitude restait incrustée dans son esprit : jamais elle ne céderait. Elle lutterait jusqu’à ce qu’elle ait épuisé ses dernières réserves.

— Appelle les gardes ! Je veux que l’on m’amène un brasero, de l’eau bouillie et des linges.

Elle eût aimé bénéficier de la présence d’un prêtre de Thôt ou d’Horus, mais ceux-ci étaient tous malades. Tant pis, elle se passerait des formules magiques. Son père lui avait glissé une fois, en confidence, qu’elles étaient surtout destinées à mettre le patient en confiance. Les soins ne constituaient que la moitié de la guérison. L’autre moitié reposait sur la foi en cette guérison.

Lorsque le brasero fut prêt, Thanys y plongea son poignard, dont elle avait aiguisé longuement la lame. Suivant les instructions d’Imhotep, elle approcha ensuite la lame rougie des bubons. Impressionnée, Rika l’observait. Thanys n’hésita qu’un court instant. D’un geste précis, elle perça les ganglions l’un après l’autre. Djoser réagit à peine. Tout au plus tenta-t-il d’échapper, par réflexe, à la morsure du feu. Un sang noir s’écoula, inonda le lit. Sans perdre un instant, Thanys nettoya les plaies avec des linges trempés dans la décoction cicatrisante. Puis elle se lava abondamment les mains. Elle fit ensuite changer les nattes du lit, ordonnant que l’on brûlât les anciennes.

Enfin, recrue de fatigue, elle s’étendit au côté de Djoser et le prit dans ses bras. Sa fièvre était telle que, malgré la touffeur extérieure, il ne cessait de trembler. Mais il n’y avait rien à faire de plus, à présent, sa vie reposait entre les mains des dieux. Adressant une fervente prière à Isis et à Horus, elle sombra dans une torpeur agitée.

 

Le lendemain, lorsqu’elle s’éveilla, elle découvrit le visage de Djoser penché sur elle. Il lui souriait. Elle faillit hurler de joie. Il était encore très faible, mais avait repris conscience. Il avait trouvé la force de se redresser sur un coude pour la regarder dormir.

— Je t’aime ! murmura-t-il d’une voix rauque.

Elle n’eut guère le temps de lui répondre. Sethotep surgit dans la chambre.

— Les combats ont repris, ô ma reine ! Cette fois, ils attaquent par la muraille nord. Ils tentent de forcer les portes.

Oubliant qu’elle ne portait strictement rien, Thanys bondit du lit et passa sa tenue de combat à la hâte, sous l’œil éberlué du capitaine. Une seule idée occupait son esprit : Djoser était sauvé. Et avec lui, c’était Kemit qui allait renaître. Elle n’allait pas se laisser abattre par une horde de pillards, tout de même !

— Viens, mon compagnon ! dit-elle en prenant familièrement le bras de Sethotep. Nous allons anéantir ce ramassis de fripouilles.

 

Une armée classique eût depuis longtemps abandonné le combat. Les chefs des assaillants auraient dû comprendre qu’ils ne parviendraient jamais à prendre la cité, abritée derrière ses fortifications. En raison de l’invasion des Édomites, quinze années auparavant, Djoser avait ordonné aux nomarques de protéger leurs cités par des enceintes. Les Égorgeurs en faisaient aujourd’hui la difficile expérience. Même s’ils parvenaient à prendre pied sur les chemins de ronde, les pertes occasionnées par ces courtes victoires étaient bien trop lourdes. Mais ils n’étaient animés que par la rage et une haine démesurées. Se sachant condamnés, ils avaient perdu tout instinct de survie. Ils se battaient tant qu’il leur restait un souffle de vie. Très vite, les combats reprirent, dépassant en horreur tout ce que l’on avait vécu depuis deux jours. Les citadins, harassés par une longue nuit de veille occupée à soigner les blessés, combattaient avec l’énergie du désespoir. Mais il leur semblait lutter contre des hordes d’animaux sauvages à visages humains, des êtres dégénérés par l’alcool et la maladie qu’ils ne pouvaient vaincre qu’en les anéantissant.

Thanys avait l’impression que les assaillants étaient plus nombreux que la veille. Elle comprit qu’ils avaient reçu des renforts. En raison de ses échecs précédents, Meren-Seth avait sans doute rassemblé toutes ses forces à Per Bastet afin d’anéantir Djoser. Vers le milieu de l’après-midi, les agresseurs parvinrent à enfoncer l’une des portes de la cité. Un flot de démons vociférants investit les rues. Peu à peu, les combats se répandirent dans la cité tout entière. On luttait d’une ruelle à l’autre, dans les demeures, dans les jardins dévastés par la sécheresse et l’orage de grêle.

Malgré leur courage et leur détermination, Thanys comprit que les siens ne pourraient tenir longtemps. Les combats ne cesseraient que lorsque l’un ou l’autre parti serait exterminé. En quelques heures, Per Bastet se transforma en un véritable charnier, où les attaquants frappaient jusqu’aux malades sans forces qui rampaient le long des murs pour tenter de leur échapper.

Thanys et ses compagnons furent peu à peu repoussés en direction du palais du nomarque. Celui-ci avait été tué aux premières heures de la matinée.

— Il faut défendre le palais, hurla-t-elle à Sethotep.

Hourakthi ne la quittait pas d’une semelle. Blessé à plusieurs reprises, il continuait néanmoins à la protéger comme un fauve.

Soudain, alors qu’ils étaient acculés devant l’entrée du palais, ils constatèrent que les assaillants hésitaient. Des mouvements contradictoires les agitaient.

— Il se passe quelque chose ! s’exclama Thanys.

— Ce sont des renforts ! hurla Hourakthi.

En effet, de nouvelles troupes investissaient Per Bastet, par les portes méridionales. Thanys reconnut immédiatement les deux hommes qui les dirigeaient : Chereb et Khersethi.

Derrière eux suivaient plusieurs centaines de guerriers dont certains portaient la crinière de lion adoptée par les compagnons de son père. Il s’agissait des soldats d’élite dont il avait fait sa garde durant son long exil. Ces hommes, qui tous auraient donné leur vie pour lui, constituaient une phalange redoutable, dont chaque membre valait cinq soldats à lui seul. Leur efficacité ne tarda pas à se faire sentir.

Tandis que Khersethi, le capitaine des gardes de Iounou, lançait ses troupes à l’assaut de l’ennemi, Chereb vint au-devant de Thanys et expliqua :

— Lors de la partie de chasse avec ton ami Hourakthi, j’ai compris que les pillards avaient décidé d’attaquer Per Bastet et qu’ils étaient très nombreux. Je savais aussi que le roi ne disposait pas d’un nombre suffisant de guerriers pour leur résister longtemps. Alors, je me suis rendu à Iounou, où j’ai expliqué la situation à mon maître Imhotep. Aussitôt, il a ordonné à ses guerriers de venir te secourir, et il m’a chargé de les diriger.

— Sois remercié, Chereb. Tu es arrivé à temps.

— Mais je ne suis pas venu seul. Ton père est là également. Lorsqu’il a appris ta présence, il a failli se mettre en colère, parce qu’il était inquiet pour toi. Et puis il a éclaté de rire, parce qu’il pensait que tu lui ressemblais.

— Où est-il ?

— Il dirige l’arrière-garde. Il voulait se battre lui aussi. J’ai dû user de diplomatie pour lui faire comprendre qu’il devait se préserver, qu’il était plus utile comme médecin que comme guerrier. Il a fini par me donner raison.

— Fais-le avertir que je suis dans le palais, avec le roi.

— Bien, ô ma reine !

 

Thanys dut toutefois attendre deux bonnes heures avant que son père pût la rejoindre. Malgré l’arrivée des renforts, les pillards continuaient à combattre avec un fanatisme terrifiant. Mais ils ne pouvaient lutter contre la détermination des guerriers royaux, galvanisés par les secours inattendus, De plus, la mort rampante et les longues journées d’errance et de massacre avaient épuisé les assaillants. Les combats dégénérèrent en une boucherie sans nom, jusqu’à ce que l’on capturât le petit groupe qui semblait les diriger. Hurlant le nom du dieu Seth, les capitaines ennemis se battaient avec une sorte d’hystérie. Il fallut les abattre l’un après l’autre. Enfin, une flèche adroite transperça celui qui les commandait. Alors seulement, les survivants déposèrent les armes, tandis que d’autres tentaient de s’enfuir. Quelques instants plus tard, Thanys rejoignait Imhotep sur les lieux. Le père et la fille tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Je devrais être furieux contre toi d’avoir abandonné Mennof-Rê, dit Imhotep. J’ai tremblé, et si j’avais encore des cheveux, ils seraient devenus blancs. Mais sans toi, Per Bastet aurait succombé, et l’Horus aurait été massacré. Sans doute la volonté des dieux était-elle de guider tes pas jusqu’ici.

Thanys le serra avec force dans ses bras. Des larmes de joie et de reconnaissance lui brûlaient les yeux. Puis il s’approchèrent du « roi », étendu parmi les corps de ses compagnons. Un masque à l’effigie de Seth dissimulait son visage. La flèche fichée avait traversé son cou de part en part, mais le mouvement régulier de sa poitrine indiquait contre toute attente qu’il vivait encore. Vivement émue, Thanys se pencha sur lui et ôta le masque. Puis elle recula vivement. Elle avait peine à reconnaître Meren-Seth dans les traits ravagés par la maladie. De mauvaises plaques violacées marbraient la face de l’homme, le rendant méconnaissable. La Mort Noire avait déjà fait son œuvre. Sans doute était-ce pour cette raison qu’il avait mené ses troupes vers un combat total, suicidaire.

Soudain, son regard injecté de sang se posa sur la reine. Il eut un mouvement pour arracher la flèche, mais celle-ci avait touché une artère. Un flot de sang noir jaillit de sa bouche, et il mourut sans avoir eu le temps de parler. Thanys recula, intriguée.

— Ce n’est pas Meren-Seth ! déclara-t-elle.

— Non, mais c’est encore plus incroyable, s’exclama un capitaine ! On dirait… Nekoufer.

Un flot de souvenirs revint à la mémoire de Thanys. Ce n’était pas possible. Djoser avait lui-même tué son oncle Nekoufer, qui s’était emparé du trône illégalement. Tous avaient vu son corps tomber dans les eaux du Nil, avant d’être emporté par des crocodiles.

— Ce ne peut être Nekoufer ! déclara Imhotep. Il aurait aujourd’hui près de soixante ans. Cet homme est trop jeune.

— Alors qui est-il ? demanda Thanys.

— Je pense qu’il s’agit de son fils, Neferkherê, intervint Sethotep. Je l’ai connu. C’était un individu fruste et brutal. Sur l’ordre de son père, il fréquentait peu la Cour du dieu bon Khâsekhemoui. Lorsque Nekoufer s’est emparé du trône d’Horus, il a été nommé chef des gardes de Mennof-Rê. Il a fait régner la terreur pendant la courte période où il a assumé le commandement.

— Je m’en souviens, reprit Thanys. Il a disparu lorsque nous sommes arrivés à Mennof-Rê. Sans doute s’est-il exilé. Mais pourquoi avoir resurgi ainsi, après une absence de douze années ? Et comment a-t-il réussi à regrouper derrière lui autant de nouveaux partisans de Seth ?

— Nous ne le saurons probablement jamais, soupira Imhotep. Il a emporté son secret avec lui.

Intrigué, il se pencha sur le cadavre.

— Quel étrange joyau ! dit-il.

Autour du cou du mort, un médaillon d’or martelé présentait un symbole gravé dans le métal, représentant un crocodile stylisé. Imhotep connaissait bien sa signification : l’agressivité. S’il était justifié compte tenu des circonstances, il ne rappelait en rien le signe du serpent de Meren-Seth.

 

Après la fureur des combats, après l’euphorie de la victoire, chacun se retrouvait seul avec lui-même. C’était comme si l’on s’éveillait d’un cauchemar. Les bras endoloris par les coups portés, le corps fourbu, marqué parfois par des blessures plus ou moins profondes, les combattants voyaient resurgir dans leur esprit des images de la bataille. Certains n’auraient jamais imaginé tenir un jour une arme. Et pourtant, ils gardaient en mémoire les visages des ennemis qu’ils avaient tués, des faces grimaçantes déformées par la souffrance, des images abominables d’amis succombant sous les haches ou les lances adverses, éventrés, décapités. L’ivresse du triomphe ne laissait derrière elle que des visions atroces, écœurantes, comme la vague tumultueuse qui abandonne sur le sable des déchets d’algues et des poissons morts.

L’heure était au bilan. Si la quasi-totalité des pillards avait péri, plus de deux cents guerriers avaient été tués, et une centaine d’autres blessés. Imhotep avait amené avec lui une douzaine de ses élèves médecins, qui se mirent aussitôt à l’ouvrage. Mais le grand vizir apportait une nouvelle réconfortante : la Mort Noire commençait à reculer. À Iounou, plus aucun nouveau cas ne s’était déclaré depuis quatre jours.

Quelques jours plus tard, après une longue journée où elle avait assisté son père dans les soins aux malades, Thanys rejoignit Djoser qui s’était levé pour la première fois. Tandis que la sphère incandescente d’Atoum-Rê descendait vers l’occident, la reine prit la main de son compagnon. Ils firent une promenade dans les rues de la cité dévastée avant de se rendre au temple de Bastet à laquelle le roi désirait rendre hommage.

Repoussant les conseils d’Imhotep, Djoser avait négligé la litière. Il avait cru ne plus jamais marcher. Et, malgré la fatigue profonde qui le tenait encore, il savourait chaque pas. Il n’avait accepté que le soutien de sa femme. À son côté, Thanys lui serrait le bras silencieusement. Elle avait abandonné sa tenue guerrière pour ses habits royaux. Bien sûr, la victoire était totale. Mais une gêne obscure demeurait ancrée en elle. Pendant plusieurs jours, elle avait cru affronter un fantôme, le spectre d’un individu machiavélique disparu depuis des années. Elle s’était trompée. Elle n’avait combattu que le fils d’un usurpateur cruel, éliminé par Djoser douze ans auparavant. Tout semblait donc indiquer que Meren-Seth avait bien été tué dans l’enfer de la bataille du désert. Et pourtant, le doute la taraudait. Elle demeurait convaincue que lui seul était capable de rassembler autant de fanatiques derrière lui.

La première pyramide III
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